Sage accalmie après deux années exaltées

Sage accalmie après deux années exaltées

Le Marché de l’Art Ultra-contemporain trouve sa vitesse de croisière après les élans flamboyants de l’ère post-Covid.

Ils ont moins de 40 ans, sont courtisés par de puissantes galeries d’art et agitent les enchères depuis New York, Londres et Hong Kong: les nouvelles coqueluches de l’art actuel ont atteint des prix impressionnants en un claquement de doigts. Certains trentenaires ont vu leurs toiles adjugées plusieurs millions aux enchères l’an dernier: 3,6m$ pour une œuvre de Flora YUKHNOVICH et 5,2m$ pour une autre d’Avery SINGER, montants inconcevables il y a une dizaine d’années pour de si jeunes signatures.

Le segment de l’Art Ultra-contemporain a gagné sa densité avec un fort accroissement du nombre d’artistes de moins de 40 ans introduits sur le marché des enchères depuis le début du millénaire, passant d’environ 500 à plus de 2.600 artistes en 20 ans. Cet élargissement du marché et, surtout, la valorisation extrêmement poussée de quelques jeunes élus, ont fini par représenter un poids économique de plus en plus intéressant.

Après la crise sanitaire, c’est-à-dire après une longue période de restriction de l’activité du Marché de l’Art, les acheteurs ont voulu renouer avec la création artistique en achetant des œuvres de très jeunes artistes, notamment aux enchères. Ce fut une véritable ruée sur les œuvres les plus fraîches, les plus neuves. Des enchérisseurs enthousiasmés par l’idée même de nouvelle création ont hissé la part des artistes de moins de 40 ans jusqu’à des produits des ventes impressionnants de plus de 200m$ sur trois semestres consécutifs, entre le S1 2021 et le S1 2022. Cette fois, les élans s’assagissent, les résultats sont plus pondérés, en phase avec la tendance générale du Marché de l’Art.

Les ventes aux enchères d’Art Ultra-contemporain atteignent 127m$ au S1 2023, après les pics enregistrés entre janvier 2021 et juin 2022. Comme pour l’ensemble du Marché Fine Art, le ralentissement du produit des ventes tient cette année à la contraction des transactions les plus hautes: celles à six ou sept chiffres chutent de près de -45% en comparaison avec le premier semestre 2022.

Bien que le segment haut de gamme soit moins nourri, la majorité des collectionneurs sont restés éminemment actifs en salles. La demande est en effet impressionnante, avec plus de 4.500 œuvres ultra-contemporaines échangées au S1 2023, contre 3.000 ventes semestrielles en moyenne avant la crise sanitaire.

Structure du produit des ventes aux enchères (2022/2023)

Structure du produit des ventes aux enchères (2022/2023)

Énergie des transactions

Plus de 4.500 œuvres de jeunes artistes ont trouvé acquéreurs au cours du premier semestre 2023, ce qui apparaît comme un résultat particulièrement puissant. En effet, le seuil des 4.000 transactions semestrielles ne s’est stabilisé que récemment (depuis 2020). Par ailleurs, le taux d’invendus pour l’Art Ultra-contemporain (33%) s’avère équivalent à celui constaté sur l’ensemble du Marché de l’Art Contemporain aux enchères, ce qui prouve que l’offre est en très bonne adéquation avec la demande. Les échanges pour les œuvres récentes suivent la dynamique positive de l’ensemble du Marché de l’Art Contemporain, qui livre un record d’adjudications cette année.

Les transactions ralentissent naturellement sur la crête des prix, mais elles s’accélèrent encore pour les œuvres valorisées à moins de 50.000$.

Cette année, l’énergie des transactions varie en fonction des gammes de prix. Les opérations les plus chères se sont atténuées, un phénomène attendu après une année et demie de course en avant. Le marché s’assagit donc pour les œuvres de plus de 100.000$ (-45%), les adjudications millionnaires passant quant à elles de 32 à 13. Moins pressés et moins impulsifs qu’au sortir de leur période de restriction, les enchérisseurs expriment davantage leur passion sur les gammes de prix plus abordables. Si le rythme des transactions reste constant pour les lots valorisés entre 1.000 et 10.000$, il progresse sur le palier de prix supérieur, avec une hausse de +5% de ventes entre 10.000 et 50.000$, en comparaison du S1 2022.

Évolution semestrielle du nombre d’œuvres ultra-contemporaines vendues aux enchères (S1 2023)

Évolution semestrielle du nombre d’œuvres ultra-contemporaines vendues aux enchères (S1 2023)

Pouls du marché pour les principaux artistes

La décélération du marché haut de gamme impacte naturellement les têtes d’affiche les plus valorisées. Flora YUKHNOVICH et Christina QUARLES, classées dans le Top 10 l’an dernier, voient leurs produits des ventes aux enchères perdre près de 80% chacune. Cette retenue du marché paraît salutaire quelques mois après les records époustouflants remportés par ces deux jeunes artistes. Les opportunités de les acquérir aux enchères sont rares et aucun invendu n’est à déplorer cette année, ni pour l’une, ni pour l’autre. Il s’agit donc bien plus d’une régulation de leur marché que d’une perte d’attraction de leurs œuvres.

Quant à Matthew WONG, ultra-contemporain le plus coté, son résultat semestriel perd un peu plus de 5 millions de dollars à la suite de la raréfaction de ses œuvres aux enchères. Il s’en est vendu cinq sur le semestre contre huit au S1 2022, sachant qu’une belle toile peut allègrement dépasser quatre millions de dollars. La rareté des œuvres est seule responsable de la performance semestrielle en berne de Wong, car son marché ne s’affaisse nullement. Toutes ses toiles se sont vendues dans leurs fourchettes d’estimations (voire au-delà) sur le premier semestre et la tendance est toujours à la hausse concernant les plus belles. Exemple avec sa toile The Jungle (2017), vendue 1,75m$ en mai chez Sotheby’s à New York, alors qu’elle ne trouvait pas preneur un an plus tôt à Hong Kong, malgré une estimation basse moins élevée (1,2m$). Autre signe rassurant avec River at Dusk (2018), qui enregistre une plus-value de +37% en deux ans et demi pour finir à 6,66m$ chez Sotheby’s HK, contre 4,87m$ en 2020 chez Phillips HK.

Maintenant qu’ils ont porté à des sommets multimillionnaires les œuvres de YUKHNOVICH, QUARLES et WONG, les grands collectionneurs s’engagent de plus en plus fermement sur d’autres jeunes très prometteurs. L’américaine Loie HOLLOWELL en est un exemple: ses prix ne cessent de grimper depuis qu’elle est accompagnée par la galerie Pace, c’est-à-dire depuis 2017, et elle vient d’atteindre un nouveau record à 2,29m$ depuis Hong Kong (Standing in Red, Sotheby’s). Parmi les sept toiles vendues aux enchères au S1 2023, aucune n’a déçue face aux estimations annoncées, lui permettant de cumuler 5,7m$ et de s’imposer comme la troisième ultra-contemporaine la plus performante aux enchères.

L’année de ses 40 ans, Loie HOLLOWELL clôt le podium de l’Art Ultra-contemporain et signe un record d’adjudication à plus de deux millions, depuis Hong Kong.

Michael ARMITAGE est lui aussi honoré d’un nouveau record à plus de 2,2m$ (Muliro Gardens (baboons), 2016, Sotheby’s Londres). Désormais représenté par la galerie David Zwirner en plus de la White Cube, Armitage affiche un curriculum vitae exemplaire justifiant pleinement ce niveau de prix millionnaire: en 2018, sa toile Necklacing est achetée par le Metropolitan de New York auprès de la White Cube; en 2019, ses œuvres font sensation à la 58e Biennale de Venise (May you live in interesting times) et au MoMA (Projects 110: Michael Armitage), tandis que sa toile The Conservationists (2015) s’envole pour 1,52 m$, soit 25 fois l’estimation moyenne fournie par Sotheby’s New York. Sa visibilité n’a cessé de croître depuis: citons l’exposition personnelle Paradise Edict, qui a rejoint la prestigieuse Royal Academy of Arts de Londres en 2021, après Munich. Armitage est incontournable mais très difficile à acheter, car ses galeries maîtrisent le marché et créent la rareté. Son œuvre Muliro Gardens (baboons), vendue plus de deux millions de dollars, est d’ailleurs sa seule toile importante mise aux enchères en 2023.

D’autres artistes attirent de gros dépensiers, dont Michaela YEARWOOD-DAN, à la tête d’un mouvement d’abstractionnistes noirs émergents. Cette nouvelle étoile montante établie à Londres a suscité des enchères agressives chez Christie’s fin février, jusqu’à atteindre un record de 884.000$ pour Love me nots, 2021. Le prix final dépasse de plus de dix fois le prix conseillé, l’estimation haute ayant été établie à 72.000$.

Citons aussi Louis FRATINO, dont les trois toiles proposées lors des grandes ventes Christie’s et Sotheby’s de mai ont toutes dépassé leurs estimations hautes, ou encore Lucy BULL, qui triple son résultat et gagne la neuvième place du Top 10 Ultra-contemporain. Les bonnes performances de ces artistes très demandés reposent sur une offre un peu plus généreuse que celle de l’an dernier.

Quelques produits de ventes aux enchères en hausse (S1 2022 vs S1 2023)

Quelques produits de ventes aux enchères en hausse (S1 2022 vs S1 2023)

Un marché sous tension face à une offre limitée

La rareté constitue un puissant critère de valorisation sur ce Marché de l’Art Ultra-contemporain où 75% des artistes les plus cotés vendent moins de dix lots en six mois. Un seul lot a par exemple été présenté au S1 2023 pour les très recherchés Noah DAVIS et Njideka Akunyili CROSBY. Avery SINGER se classe dans le Top 10 semestriel avec deux adjudications seulement, tandis que trois œuvres ont été proposées sous les signatures convoitées de Christina QUARLESIssy WOOD ou Lucas ARRUDA.

Ces nouveaux artistes emblématiques sont représentés par de puissantes galeries internationales – Pace, Miro, Gagosian, Zwirner, Hauser & Wirth et quelques autres –, qui contrôlent le placement des œuvres pour éviter la spéculation sur le marché secondaire. Les galeries se méfient de l’effet d’emballement qui propulse rapidement les jeunes à des niveaux de prix dignes de ceux d’artistes contemporains déjà très installés. Il y a toujours un risque pour que le marché s’essouffle, qu’il passe à autre chose et que la cote dégringole après qu’elle ait explosé instantanément. Les galeries tentent donc de contrôler l’évolution des prix de leurs protégés, pour que cette évolution soit constante et durable.

Il est par ailleurs difficile pour ces grandes galeries de satisfaire une forte demande internationale sur de jeunes recrues dont la production est limitée. La patience des collectionneurs est parfois mise à l’épreuve par de longues listes d’attente, avant qu’une œuvre soit enfin disponible. Étant donné la tension entretenue par les galeries compétentes et les rares occasions proposées par le marché secondaire, les collectionneurs les plus motivés sont prêts à miser gros aux enchères, quitte à acheter “contre le marché”, c’est-à-dire plus haut que la cote établie en galerie.

NFT, la reprise sur un terrain stabilisé

Deux ans après la vente totalement inattendue d’Everydays: The first 5000 Days de BEEPLE pour 69,3m$, les NFT occupent une place plus timorée sur le Marché de l’Art. Ce marché a accusé une forte baisse mécanique en 2022, liée aux aléas des cours de crypto-monnaies, sur lesquels sont indexés les NFT. L’effondrement des crypto-monnaies, “Bear Market” (-63% pour le Bitcoin en 2022 et -82% pour l’Ethereum par rapport à son plus haut historique de novembre 2021) a considérablement nui à l’attractivité de ce marché.

Depuis, le terrain s’est stabilisé et les maisons de ventes poursuivent l’exploration de ce nouveau territoire, avec des succès notables à la clé: ceux de Dmitri CHERNIAK et de Tyler HOBBS notamment, deux pionniers de l’art génératif qui se placent respectivement à la deuxième et à la sixième place du classement mondial de l’Art Ultra-contemporain (produit des ventes au S1 2023) avec de nouveaux records millionnaires.

Les deux artistes digitaux Dmitri CHERNIAK et Tyler HOBBS se classent dans le Top 10 mondial de l’Art Ultra-contemporain.

C’est de Sotheby’s que proviennent les records de CHERNIAK et de HOBBS. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que la société américaine a récemment étendu ses activités à l’art numérique, en lançant sa plateforme Sotheby’s Metaverse en 2021, puis sa propre marketplace de NFT en mai 2023. Cette année, Sotheby’s obtient la vente d’un lot exceptionnel de NFT provenant de la collection Three Arrows Capital, un grand hedge fund crypto ayant déposé le bilan en 2022. Au sein de cette collection rare, Fidenza #725 (2021) de Tyler HOBBS s’arrache à un million de dollars contre une estimation haute à 180.000 $, tandis que Ringers #879 (The Goose) (2021) de Dmitri CHERNIAK (1988) flambe à hauteur de 6,2m$ contre une estimation déjà conséquente de 3m$. Les ventes aux enchères réglementées de Dmitri CHERNIAK atteignent 7,1m$ au S1, soit la moitié du produit des ventes de NFT ultra-contemporains sur la même période.

Avec 14,2m$ (contre 5,3m$ de NFT ultra-contemporain au S1 2022), les NFT représentent une part non négligeable de 11% du Marché de l’Art Ultra-contemporain. L’art génératif assoit donc sa place sur le marché des enchères et, selon Sotheby’s et Christie’s, attire l’attention d’un public grandissant. Les grandes institutions artistiques internationales ne sont pas en reste, puisque plusieurs d’entre elles étendent désormais leur stratégie d’acquisition aux NFT.

Au début de cette année, le Centre Pompidou de Paris est devenu la première institution publique française à faire entrer des NFT dans ses collections, tandis que le MoMA a déjà constitué un fonds important pour déployer ses collections vers l’art numérique sous forme de NFT.

L’essor encore à venir des NFT est porté par des avancées technologiques majeures dont nous faisions état dans notre précédent rapport sur le Marché de l’Art mondial de 2022. Parmi elles, on compte notamment la décarbonation du protocole Ethereum suite à l’opération “The Merge” (septembre 2022). Cette mise à jour a fait évoluer le mécanisme de consensus – de la preuve de travail, “Proof of Work”, à la preuve d’enjeu, “Proof of Stake” –, utilisé pour la validation des transactions sur la blockchain. Elle a permis de réduire de 99,9% les coûts énergétiques d’Ethereum. Dans un contexte de crise écologique mondiale, l’avancée est considérable et lève un frein immense pour le développement du crypto-art et du marché des œuvres d’art sous forme de NFT, qui étaient pointées du doigt pour leur caractère énergivore.